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attend. On sait tout ce qui se passe dans la forêt. On regarde le ciel, les étoiles marchent et leur position vous indique l’heure. On regarde autour de soi, la forêt s’émeut et l’on pense : voilà ! le sanglier va venir se vautrer. On écoute les cris aigus des aiglons, les coqs de la stanitza y répondent, ou les oies — si l’on entend les oies, il n’est pas encore minuit. Et je sais tout cela. Si, du lointain, retentit un coup de fusil, alors les pensées viennent en masse. On se demande : qui a tiré ? Est-ce un Cosaque comme moi qui guette la bête et qui l’a attrapée, ou bien l’homme l’a-t-il manquée, et le pauvre animal laissera-t-il en vain couler son sang sur les roseaux ? Oh ! je n’aime pas cela, je n’aime pas cela ! Pourquoi esquinter la bête ? Idiot, idiot ! Ou je pense : « C’est peut-être un Abrek qui a tué un petit Cosaque, un sot ? » Tout cela traverse l’esprit. Une fois, j’étais près de l’eau, je vois qu’à la surface nage un berceau tout à fait intact, dont le bout seulement est cassé. Alors un tourbillon de pensées me vinrent en tête : À qui est ce berceau ? Probablement — me dis-je — vos satanés soldats sont venus dans l’aoul, ont emmené les femmes, et un diable quelconque a tué l’enfant, l’a pris par les jambes et l’a frappé contre un coin. Ne font-ils pas cela ? Eh ! ils n’ont point d’âme, les hommes ! Tant d’idées me venaient que j’étais triste. Je pensais : On a jeté le berceau, emmené la femme, incendié la maison, le djiguite a pris le fusil et vient piller