Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol3.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’oncle Erochka cinq bouteilles de vin. Chaque fois qu’Erochka emplissait les verres, il en tendait un à Olénine pour trinquer avec lui et parlait sans cesse. Il parlait du bon vieux temps des Cosaques, de son père, le Large, qui seul, portait sur son dos, un sanglier de dix pouds[1] et buvait sans s’arrêter deux seaux de vin. En se rappelant le bon vieux temps, il parlait de sa vieille bonne[2], Guirtchik, avec lequel, pendant la peste, il avait expédié en cachette des bourka de l’autre côté du Terek. Il parlait de sa petite âme, qui le suivait la nuit au cordon ; il racontait ses exploits dans une chasse, où il avait tué un matin, deux cerfs. Et il narrait tout cela avec tant d’éloquence et de pittoresque, qu’Olénine ne s’apercevait pas de la fuite du temps.

— Voilà, mon père, c’est comme ça — disait-il. — C’est dommage que tu ne m’aies pas connu dans mes beaux jours. Je t’aurais montré tout. Aujourd’hui Erochka a léché le pot et autrefois il faisait du bruit dans tout le régiment. Qui a le meilleur cheval ? Qui a le sabre de Gourda[3]. Avec qui peut-on aller boire ? Avec qui peut-on faire la noce ? Qui faut-il envoyer dans les montagnes pour tuer Akhmet-Khan ? Toujours Erochka. Les filles

  1. Le poud vaut environ 16 kilogrammes.
  2. Bonne, au vrai sens, c’est le nom de la sœur aînée, et au sens indirect, bonne est le nom donné à l’ami. (Note de l’Auteur.)
  3. Sabre le plus estimé au Caucase, qui, du nom du fabricant, s’appelle Gourda. (Note de l’Auteur.)