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affamée qui n’avait pas mangé depuis deux jours.

Voici comment : dans un grand logement presque vide, je demandai à une vieille femme s’il y avait ici des pauvres n’ayant rien à manger. La vieille réfléchit et m’en nomma deux : ensuite elle parut se rappeler : « Mais j’y pense, dit-elle, en regardant une des planches occupées : je crois que celle-ci n’a pas mangé ! » — « Vraiment ! Qui est-ce ? » — « C’est une prostituée ; maintenant personne ne la veut plus, alors elle n’a où prendre. » La patronne avait eu pitié longtemps, mais maintenant voulait la chasser… « Agafia ! Hé Agafia ! » appela la vieille.

Nous nous avançâmes ; sur la planche quelque chose se souleva. C’était une femme grisonnante, d’une maigreur squelettique, couverte d’une chemise sale, déchirée ; ses yeux étaient particulièrement brillants et fixes. Elle regardait devant nous : de sa main maigre, elle attrapa sa camisole pour couvrir sa poitrine décharnée qu’on apercevait à travers la chemise. Elle parlait comme en aboyant : « Quoi ? Quoi ? » Je lui demandai comment elle vivait ? Tout d’abord elle ne comprit pas et dit : « Je ne sais pas moi-même : on me chasse ». Je lui demandai — j’ai honte, ma main se refuse à écrire — s’il était vrai qu’elle n’avait pas mangé ? Avec une hâte furieuse, toujours sans me regarder, elle répondit : « Hier et aujourd’hui, je n’ai pas mangé. »