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hommes. Je suis moine ; je vis au couvent ; des paysans ont empiété sur nos pâturages ; on me désigne pour entrer en lutte avec le méchant, — je dois plaider en justice contre les paysans. De nouveau je dois choisir. Nul homme n’échappe à ce dilemme. Je ne parle pas encore des gens de notre classe, dont la vie presque tout entière consiste à résister au méchant : les militaires, les juges, les administrateurs ; mais il n’est pas d’homme privé, si obscur qu’il soit, qui ne se trouve dans la nécessité de choisir entre servir Dieu, sa loi, ou servir le « tohu » en usant des institutions de l’État. Mon existence particulière est engagée dans celle de l’État, et l’ordre social, organisé par l’État, exige de moi une activité antichrétienne, exactement contraire aux commandements du Christ. De nos jours, avec le service militaire obligatoire et la participation de chacun au jury, ce dilemme se pose devant tous, très nettement. Chaque homme doit prendre l’arme meurtrière : fusil, couteau, et même s’il n’accomplit pas le meurtre, il faut que le fusil soit bien chargé et le couteau affilé ; en un mot, il faut être prêt à tuer. Chaque citoyen doit aller au tribunal et participer aux jugements, aux condamnations, c’est-à-dire que chacun doit renier le commandement de Christ sur la non-résistance au mal non seulement en parole mais en fait.

La question du grenadier : l’Évangile ou le règlement militaire ? la loi de Dieu ou la loi humaine ?