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mais se levait, nous serrait la main, nous priait de nous asseoir et nous proposait des pipes que nous refusâmes.

— Voilà donc notre diplomate, le triomphateur, — dit Doubkov. — Je jure qu’il ressemble étonnamment à un colonel.

— Hum !… — fis-je en sentant reparaître sur mon visage un sourire bête et satisfait.

J’estimais Doubkov autant qu’un garçon de seize ans peut estimer un aide de camp de vingt-sept ans, duquel tous les grands disent que c’est un jeune homme très distingué, qui danse admirablement et parle français, et qui, tout en méprisant au fond de son âme ma jeunesse, s’efforce évidemment de le cacher.

Malgré toute mon estime pour lui, pendant toute la durée de nos relations, il me fut, Dieu sait pourquoi, pénible et gênant de le regarder dans les yeux. Depuis, j’ai remarqué que je suis gêné pour regarder en face trois sortes d’hommes : ceux qui sont de beaucoup pires que moi, ceux qui sont beaucoup mieux que moi ; enfin ceux qui sont tels, que me trouvant avec l’un d’eux, nous ne pouvons ni l’un ni l’autre nous décider à dire la chose que nous savons tous deux. Doubkov était peut-être mieux ou pire que moi, mais il est absolument certain qu’il mentait très souvent sans l’avouer, et que j’avais remarqué en lui cette faiblesse sans oser le lui dire.