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— Maintenant, Votre Excellence, c’est le jeûne affamé, — interrompit Tchouris, en expliquant les paroles de sa femme. — Le pain et l’oignon, voilà toute notre nourriture de paysans. Encore, que Dieu soit béni, grâce à vous, j’ai eu du pain jusqu’à présent, et nos moujiks n’en avaient même pas. Cette année les oignons ont manqué partout. Dernièrement on a envoyé chez Mikhaïl le maraîcher, alors, il veut un grosch[1] pour une botte, et nous n’avons pas d’argent pour l’acheter. Depuis Pâques nous n’allons pas à l’église, parce que nous n’avons pas d’argent pour acheter un cierge à saint Nicolas.

Nekhludov connaissait depuis longtemps et non par ouï-dire, non par les paroles des autres, mais en réalité, toute cette extrême misère dans laquelle se trouvaient ses paysans. Mais cette réalité était si incompatible avec toute son éducation, avec son esprit et la vie qu’il menait, que malgré lui il oubliait la vérité, et chaque fois, lorsque, comme maintenant, on la lui rappelait vivement, son cœur était opprimé de quelque chose de lourd et de pénible, comme s’il était tourmenté du souvenir d’un crime commis par lui et non racheté.

— Pourquoi êtes-vous si pauvres ? — demanda-t-il, exprimant involontairement sa pensée.

— Mais comment ne pas être pauvre, Votre Excel-

  1. Un grosch, un centime et demi à peu près.