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que si l’un de nous inventait quelque nouvelle expression pour une nouvelle nuance, l’autre par une seule allusion le comprenait. Les fillettes n’avaient pas notre compréhension et c’était la cause principale de notre désunion morale et du mépris que nous éprouvions pour elles.

Peut-être avaient-elles leur compréhension, mais elle correspondait si peu à la nôtre que là où nous avions vu déjà la phrase, elles voyaient le sentiment ; notre ironie était pour elles la vérité, etc. Mais à cette époque je ne comprenais pas qu’elles n’étaient nullement blâmables et que cette absence de compréhension ne les empêchait pas d’être des jeunes filles très gentilles et intelligentes, et je les méprisais. En outre, une fois, en m’attachant à l’idée de franchise, et en conduisant en moi-même ce concept jusqu’à l’extrême, j’accusai de cachotterie et de duplicité la nature calme et confiante de Lubotchka qui ne voyait aucune nécessité d’exhumer et d’analyser toutes ses pensées et tous les élans de son âme. Par exemple, ce fait que Lubotchka, chaque soir, faisait le signe de la croix sur papa, ou qu’elle et Katenka pleuraient dans la chapelle quand elles allaient à une messe pour maman, ce fait que Katenka soupirait et fermait les yeux en jouant du piano, tout cela me semblait d’une extraordinaire hypocrisie et je me demandais : quand ont-elles ainsi appris à feindre comme les grandes, et comment n’ont-elles pas honte ?