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et même écrire des livres. Cela m’était pénible, me répugnait, et cependant je restais dans cette situation.

Maintenant, je comprends que si je ne me suis pas tué, la cause en fut la conscience vague du désarroi de mes pensées. Quelque convaincantes et indubitables que m’aient paru la marche de mes pensées et les pensées des sages, qui m’avaient fait comprendre l’insanité de la vie, il restait en moi un doute léger sur la vérité de mon raisonnement.

Voici quel il était : moi, — ou mon intelligence, — j’ai reconnu que la vie est stupide. S’il n’y a pas de raison suprême (et il n’y en a pas, rien ne peut prouver son existence), alors la raison est pour moi la créatrice de la vie. S’il n’y avait pas de raison, il n’y aurait pas de vie. Comment donc cette raison nie-t-elle la vie, étant son auteur ? Mais, d’autre part, s’il n’y avait pas la vie, il n’y aurait pas la raison, alors la raison est fille de la vie. Donc, la vie est tout. La raison est le fruit de la vie et cette même raison nie la vie. Je sentais que ce raisonnement péchait par quelque point. La vie est un mal dénué de sens, c’est indiscutable, me disais-je. Mais j’ai vécu, je vis encore, et toute l’humanité a vécu et vit encore. Comment donc ? Pourquoi vit-elle si elle peut ne pas vivre ? Quoi ! suis-je donc avec Schopenhauer, le seul homme assez intelligent pour avoir senti la stupidité et le mal de vivre ?