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vrai, mais nous ne connaissons pas la crainte. Votre vie est plus affinée, mais tantôt vous gagnez beaucoup, tantôt vous perdez tout. Aujourd’hui tu es riche, demain tu tendras la main. Notre existence, à nous paysans, est plus sûre. Le paysan a le ventre étroit, mais long. Nous ne serons jamais riches, mais nous aurons toujours de quoi manger.

— Oui, mais en vivant avec les cochons et les veaux ! répondit l’aînée. Ni belles manières, ni luxe, malgré tout le travail de ton mari ; vous demeurez dans le fumier et y mourrez aussi ; et le même sort attend vos enfants.

— Sans doute ! dit la cadette, c’est le métier qui veut ça. Mais par contre, notre vie est indépendante. Nous ne nous inclinons devant personne, nous ne craignons personne. Vous autres, à la ville, vous êtes exposés à la tentation. Aujourd’hui c’est bien, mais demain viendra le diable qui tentera ton mari par les cartes, l’eau-de-vie ou les femmes ; et tout ira mal. Est-ce que ces choses-là n’arrivent pas ?

Sur le poêle, le mari, Pakhom, écoutait le bavardage des femmes.

— C’est la vraie vérité, fIt-il. Nous autres, qui remuons la terre nourricière depuis notre enfance, nous ne songeons guère aux futilités. Le seul malheur c’est qu’on a trop peu de terre. Mais si j’avais de la terre à discrétion, alors je n’aurais peur de personne, pas même du diable.