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terres étaient vastes et bonnes : des cours d’eau, des prairies, des forêts. Il y en aurait eu assez pour tout le monde, pour le seigneur et pour ses paysans, mais le propriétaire avait pris pour gérant un domestique d’une de ses autres propriétés.

Le gérant accapara aussitôt toute l’autorité et pesa de tout son poids sur l’échine des paysans. Lui-même avait une famille : sa femme et deux filles, mariées. Il avait amassé déjà beaucoup d’argent ; il aurait pu vivre, et vivre sans pécher, mais il était insatiable et déjà endurci dans le mal. Il commença par imposer aux paysans des jours de corvée supplémentaires. Il fit construire une briqueterie, mit tout le monde sur les dents, hommes et femmes, et vendit les briques. Les paysans allèrent à Moscou se plaindre au seigneur ; mais rien n’y fit. Il les renvoya et laissa le gérant agir à sa guise. Celui-ci apprit que les paysans avaient porté plainte et voulut se venger. La vie des paysans devint plus dure encore. Parmi eux il se trouva de faux frères : ils dénoncèrent leurs camarades et s’évertuèrent à se nuire les uns les autres. Le trouble régna parmi eux et la rage du maître augmenta.

La situation s’aggravait de plus en plus ; le gérant en arrivait à tel point que tout le monde le craignait comme une bête féroce. Quand il traversait le village, on s’écartait de lui comme d’un loup, on se cachait n’importe où pour échapper à ses yeux. Le gérant s’aperçut de l’effroi qu’il inspirait