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tant à nouer des tiges d’herbe, en prenant garde de ne pas les casser. « Non seulement l’orgueil de la raison mais sa stupidité ! et principalement sa ruse… la tromperie de la raison ». répéta-t-il.

Rapidement il revit la marche de sa pensée pendant ces deux dernières années. Le point de départ était évidemment la pensée de la mort qu’avait fait naître en lui la vue de son frère préféré, désespérément frappé.

Pour la première fois il avait alors compris que pour chacun, comme pour lui, il n’y avait dans l’avenir que la souffrance, le mal, et l’oubli éternel, et il avait décidé qu’on ne pouvait vivre ainsi et qu’il fallait ou s’expliquer sa vie de façon qu’elle n’apparaisse plus comme la cruelle ironie d’un démon quelconque, ou se tuer.

Cependant il n’avait fait ni l’un ni l’autre et continuait à vivre, à penser, à sentir. Même à cette époque il se maria, éprouva beaucoup de joies ; et il était heureux dès qu’il ne pensait plus au sens de la vie.

Que signifiait donc cela ? Cela signifiait qu’il vivait bien et pensait mal. Il vivait (sans même le savoir) par ces vérités morales sucées avec le lait de sa mère, et il pensait sans admettre ces vérités, les évitant soigneusement.

Maintenant, il était clair pour lui qu’il ne pouvait vivre que grâce aux croyances dans lesquelles il avait été élevé.