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« Pourquoi tout cela se fait-il ? pensait-il. Pourquoi suis-je ici et les fais-je travailler ? Pourquoi tous se remuent-ils et tâchent-ils de montrer devant moi leur zèle ? Pourquoi s’éreinte-t-elle ainsi, cette vieille Matrionia, que je connais bien (je l’ai soignée en effet ; pendant l’incendie, une machine était tombée sur elle), » pensa-t-il en regardant une femme maigre, les pieds nus et noircis qui allait et venait en remuant les grains avec un râteau.

« Elle s’est guérie, mais demain ou dans dix ans on l’ensevelira et il ne restera rien d’elle, pas plus que de cette jolie fille en jupe rouge qui, d’un mouvement si gracieux, sépare le grain de la paille. On l’ensevelira aussi… et ce hongre bai… et ce sera très prochainement, pensa-t-il en regardant une jument pleine qui reniflait fréquemment en faisant tourner la grande roue de la machine… On l’ensevelira ainsi que Feodor, l’ouvrier, avec sa barbe pleine de balle et sa chemise déchirée sur l’épaule, tandis que lui s’esquinte sur la machine, commande aux femmes et d’une main leste arrange la courroie sur le volant… Et, le principal, c’est que ce n’est pas eux seuls qu’on ensevelira, mais moi aussi, et il ne restera rien. Alors, pourquoi ? »

En même temps qu’il pensait cela, il regardait sa montre pour se rendre compte de la quantité de grain battue en une heure. Il avait besoin de le savoir, afin de pouvoir, d’après cela, fixer la tâche du lendemain.