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était accouru à la gare. Sur la table de la caserne, était étalé sans pudeur aux yeux des étrangers son corps ensanglanté, encore tout imprégné de la vie qui l’avait récemment abandonné. La tête, qui n’avait pas été abîmée, était renversée en arrière parmi ses lourdes tresses ; ses cheveux frisés sur les tempes encadraient son délicieux visage ; la bouche était entr’ouverte, l’expression étrange, plaintive, qui était arrêtée sur ses lèvres, donnait un aspect terrible à ses yeux grands ouverts, comme si elle eût voulu lui dire qu’il se repentirait, terrible menace qu’elle avait proférée naguère, au cours d’une querelle.

Et il tâchait de se la rappeler telle qu’elle était lors de leur première rencontre ; c’était à la gare, également, mais combien alors elle était mystérieuse, charmante, aimante, cherchant et donnant le bonheur, différente de cette attitude cruellement vengeresse sous laquelle elle lui était apparue à son dernier moment. Il s’efforcait de se rappeler les meilleurs moments qu’il avait passés avec elle, mais ces souvenirs étaient empoisonnés pour toujours. Il ne se rappelait que la menace triomphante, accomplie maintenant, du remords inutile à tous, mais ineffacé. Il ne sentait plus le mal de dents et des sanglots contractaient son visage. Ils passèrent deux fois devant les sacs, en silence, puis enfin, se maîtrisant, il s’adressa tranquillement à Serge Ivanovitch :