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en elle d’une façon plus pressante depuis sa guérison, en raison aussi des conditions de ce genre de vie dont elle ressentait toute la nouveauté et tout le charme, Anna se sentait impardonnablement heureuse. Plus elle connaissait Vronskï, plus elle l’aimait. Elle l’aimait non seulement pour lui-même, mais parce qu’elle se sentait aimée de lui. Sa possession entière était pour elle un plaisir toujours nouveau, sa présence lui était toujours agréable. Chacun des traits de son caractère, qu’elle connaissait de mieux en mieux, lui paraissait charmant ; son extérieur même, depuis qu’il avait quitté l’uniforme, lui plaisait comme à une jeune amoureuse. En tout ce qu’il disait, faisait et pensait elle voyait quelque chose de noble et de supérieur. Elle s’effrayait presque de cette admiration excessive et cherchait vainement, en lui, quelque trait désavantageux. Mais elle n’osait pas lui montrer qu’elle avait conscience de sa propre infériorité. Il lui semblait que s’il le savait, il cesserait plus vite de l’aimer, et bien que son appréhension ne fût nullement fondée, rien actuellement ne lui semblait plus terrible que la perte de son amour. Toutefois elle ne pouvait lui céler sa reconnaissance pour sa conduite envers elle, ni combien elle l’appréciait. Lui, à qui elle attribuait une vocation si marquée pour la carrière politique, où il devait jouer un rôle important, n’avait pas hésité à lui sacrifier son ambition sans jamais se laisser aller,