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— C’est précisément pourquoi tu dois demander le divorce.

Anna ne l’écoutait pas, elle voulait conduire jusqu’au bout l’argumentation par laquelle tant de fois elle s’était convaincue elle-même.

— Pourquoi la raison m’a-t-elle été donnée, sinon pour ne pas procréer des infortunés ?…

Elle regarda Dolly et sans attendre sa réponse continua :

— Je me sentirais toujours coupable devant ces malheureux enfants ; s’ils n’existent pas ils ne connaissent pas le malheur, et s’ils existent pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi.

C’étaient ces mêmes raisonnements que se tenait Daria Alexandrovna, mais maintenant, en les écoutant, elle ne les comprenait plus. « Comment être coupable envers des êtres qui n’existent pas ? » pensait-elle ; et soudain elle se demanda s’il ne vaudrait pas mieux pour son préféré, Gricha, ne pas exister. Et cela lui parut si terrible, si étrange, qu’elle secoua la tête pour chasser les pensées folles qui l’assaillaient.

— Je ne sais pas, mais ce n’est pas bien, dit-elle enfin, avec une expression de dégoût.

— Songe à la différence qui existe entre nous deux… ajouta Anna qui, malgré l’abondance de ses raisonnements et la pauvreté de ceux de Dolly, semblait reconnaître aussi que c’était mal. N’oublie pas que nos situations sont différentes : pour toi il