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mes ; moi seule me fais l’effet d’une prisonnière, je me tue de soucis, et c’est seulement tout à l’heure que je me suis momentanément sentie libre. Tous vivent : ces femmes, ma sœur Natalie, Varenka, Anna chez qui je vais, tous excepté moi… Et pourquoi accuse-t-on Anna ? Pourquoi ? Suis-je donc meilleure ? Moi, j’ai un mari que j’aime, pas à vrai dire comme je voudrais aimer, mais enfin que j’aime, tandis qu’Anna n’aimait pas le sien. De quoi est-elle coupable ? Elle a voulu vivre. C’est un besoin que Dieu lui-même a mis dans notre âme. J’aurais très bien pu faire la même chose, et jusqu’à présent je ne sais pas si j’ai bien fait de l’écouter dans ce moment terrible, quand elle est venue chez moi à Moscou. J’aurais dû me séparer de mon mari et recommencer ma vie. Qui sait ? j’aurais peut-être pu aimer, être aimée. Ce que je fais, est-il mieux ? Je n’estime pas mon mari, je le supporte parce que j’ai besoin de lui. Est-ce plus honnête ? Je pouvais encore plaire alors, il me restait quelque beauté », pensait Daria Alexandrovna. Elle éprouva soudain le désir de se regarder dans un miroir : elle avait un petit miroir de voyage dans son sac et voulut le prendre, mais voyant le dos du cocher et celui du garçon de bureau qui se balançait en somnolant, la crainte d’être surprise par eux s’ils venaient à se retourner l’arrêta et elle ne prit pas le miroir.

Sans avoir besoin de se regarder, elle se rappela