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connaissances, vieillards de soixante ans ou jeunes gens de vingt ans : acteurs, ministres, marchands, généraux ou aides de camp, de sorte que dans le nombre de ceux qui le tutoyaient, il y en avait aux deux extrémités de l’échelle sociale et ceux-là s’étonnaient fort de se découvrir un trait d’union dans Oblonskï. Il tutoyait tous ceux avec qui il avait bu le champagne, mais quand en présence de ses subordonnés il rencontrait un de ces « toi » honteux, comme il appelait en plaisantant beaucoup de ses connaissances douteuses, il savait, avec un tact qui lui était particulier, atténuer la mauvaise impression qu’ils en auraient pu éprouver. Lévine n’était pas un « toi » honteux mais Oblonskï sentit qu’il serait gêné de montrer leur intimité devant des tiers, c’est pourquoi il se hâta de le faire passer dans son cabinet.

Lévine était presque du même âge qu’Oblonskï et ne le tutoyait pas uniquement à cause du champagne. Lévine était son camarade, un ami de la première enfance. Ils s’aimaient malgré la différence de leurs caractères et de leurs goûts comme s’aiment les hommes qui se sont liés tout jeunes encore. Malgré cela, comme il arrive souvent parmi les gens qui ont choisi des genres d’activité différents, chacun d’eux, bien que comprenant l’existence de l’autre, la méprisait au fond de son âme. Chacun considérait sa propre vie comme la seule vraie et celle de son ami lui paraissait vaine. Oblonskï ne