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— Tout est fini, dit-elle. Toi seul me restes. Souviens-t’en.

— Je ne puis oublier ce qui est ma vie. Pour ce moment de bonheur…

— Quel bonheur ! fit-elle avec dégoût et horreur ; et ce dégoût, involontairement, se communiqua à lui. Au nom de Dieu, pas un mot, pas un mot de plus.

Elle se leva brusquement et s’éloigna de lui.

— Pas un mot de plus, répéta-t-elle, et, avec une expression de désespoir froid dont l’étrangeté le frappa, elle s’éloigna de lui. Elle sentait qu’en ce moment, les paroles étaient impuissantes à exprimer le sentiment de honte mêlé de joie et d’horreur qu’elle éprouvait au seuil de cette nouvelle vie, et elle préférait se taire que de traduire ce sentiment par des paroles inexactes. Cependant, même dans la suite, le lendemain et le troisième jour, non-seulement elle ne trouvait pas de mots pour exprimer toute la complexité de ses sentiments, mais encore elle ne paraissait pas capable de s’expliquer à elle-même l’état de son âme.

Elle se disait : « Non, pour le moment il m’est impossible d’y songer ; plus tard, quand je serai plus calme » ; mais ce calme de l’esprit ne venait jamais. Chaque fois qu’elle pensait à ce qu’elle avait fait, aux conséquences qui en résulteraient et à ce qu’elle devait faire, elle était saisie d’horreur et chassait au loin cette pensée.