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courts, tournaient habilement la baguette. Le visage sombre, brun, aux sourcils froncés, se voyait clairement à la lueur des charbons.

Ça lui est bien égal… brigand, va ! grommela-t-il en se retournant rapidement vers le soldat qui était derrière lui.

Et, tournant sa baguette, il regarda sombrement Pierre. Celui-ci, apercevant une ombre, se détourna. Le soldat russe, prisonnier, repoussé par les Français, était assis près du bûcher ; de la main, il caressait quelque chose. En s’avançant un peu, Pierre reconnut le petit chien grisâtre qui, la queue retroussée, était assis près du soldat.

— Ah ! tu es venu ? dit Pierre. Ah ! Pla… commença-t-il. Mais il n’acheva pas. Tout à coup, il se rappela le regard que Platon, assis au pied de l’arbre, lui avait jeté, le coup entendu à cet endroit, les hurlements du chien, les visages criminels des deux Français qui couraient devant lui, le fusil fumant, l’absence de Karataïev à cette halte, et il était près de comprendre que Karataïev était tué. Mais à ce moment même, Dieu sait comment lui vint le souvenir de la soirée passée avec une belle Polonaise au balcon de sa maison de Kiev ; et, n’ayant pas réussi à lier le souvenir d’aujourd’hui, sans faire aucune conclusion, Pierre ferma les yeux et les tableaux de l’été se mêlèrent au souvenir d’un bain, à la sphère mobile, et il se plongeait quelque part dans l’eau qui se refermait sur lui.