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lit chaud et que le lendemain il aurait sûrement le dîner, le thé et le souper.

Mais dans le rêve, pendant longtemps encore il se voyait toujours dans les conditions de la captivité. De même, peu à peu, Pierre se rendait compte des nouvelles qu’il avait apprises après sa délivrance : la mort du prince André, la mort de sa femme, l’anéantissement des Français.

Le sentiment agréable de la liberté, de cette entière liberté précieuse à l’homme, s’éveillait en lui pour la première fois au premier relais après sa sortie de Moscou et, durant toute sa convalescence, emplissait son âme.

Il s’étonnait que cette liberté intérieure, indépendante des circonstances extérieures, fût maintenant accompagnée de la liberté extérieure. Il était seul dans une ville étrangère, sans connaissances, personne n’exigeait rien de lui, ne l’envoyait nulle part, il avait tout ce qu’il désirait, il était délivré d’une pensée qui autrefois le tourmentait sans cesse, la pensée de sa femme : elle n’existait plus.

« Ah ! c’est bon ! c’est agréable ! » se disait-il quand on approchait de lui une table proprement dressée, avec un bon bouillon, ou quand, la nuit, il s’enfoncait dans un lit moelleux, propre, ou quand il se souvenait qu’il n’y avait plus ni sa femme, ni les Français. « Ah comme c’est bien, comme c’est agréable ! » Et par une vieille habitude il se posait la question : « Eh bien, et après ? Que ferai-je