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gardez où ils en sont réduits, — il désignait les prisonniers, — ils sont pires que les pires mendiants. Quand ils étaient forts, nous faisions tous les sacrifices, maintenant on peut avoir pitié d’eux. Ce sont aussi des hommes ! N’est-ce pas, mes enfants ?

Il regarda autour de lui, et, dans les regards immobiles, étonnés, fixés sur lui, il lisait la sympathie pour ses paroles. Son visage s’éclairait de plus en plus d’un sourire doux, sénile, qui ridait la commissure des lèvres et des yeux. Il se tut, et l’air étonné, baissa la tête.

— Mais à vrai dire, qui les a appelés chez nous ? Sacré nom de Dieu !… dit-il tout à coup en relevant la tête.

Et, enfilant sa nogaïka, pour la première fois de toute la campagne il s’éloigna au galop des soldats qui riaient joyeusement et, en rompant les rangs, poussaient des hourras !

Les paroles prononcées par Koutouzov étaient à peine comprises par les troupes, personne ne pouvait expliquer le sens de ce discours, d’abord solennel, à la fin jovial, du feld-maréchal. Mais le sens cordial de ce discours non seulement était compris, mais ce même sentiment de triomphe majestueux uni à la pitié pour l’ennemi et à la conscience de sa propre justice, exprimé précisément par ce juron de vieillard débonnaire, ce même sentiment était dans l’âme de chaque