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n’importe quoi, bourdonnait debout sur la route près d’une longue rangée de canons français.

À l’approche du commandant en chef le bruit cessa, tous les yeux se fixèrent sur Koutouzov qui, en bonnet blanc à bord rouge et manteau ouaté, s’avançait lentement sur la route. Un des généraux disait à Koutouzov où avaient été pris les canons et les prisonniers.

Koutouzov paraissait soucieux ; il n’écoutait pas les paroles du général ; mécontent, il clignait les yeux et fixait attentivement les prisonniers qui avaient l’air particulièrement malheureux. La plupart des soldats français étaient en mauvais état : le nez et les joues gelés, presque tous avaient les yeux rouges, gonflés et chassieux.

Un groupe de Français était très près du bord de la route et deux soldats — le visage de l’un d’eux couvert de plaies — déchiraient avec leurs doigts un morceau de viande crue. Il y avait quelque chose de terrible et de bestial dans le regard furtif qu’ils jetaient sur les passants et dans l’expression de colère avec laquelle le soldat aux plaies jetait les yeux sur Koutouzov puis se détournait aussitôt et continuait son affaire.

Koutouzov examina longuement, attentivement, les deux soldats. En se renfrognant encore plus et clignant les yeux, il hocha la tête. Ailleurs, il remarqua un soldat russe qui riait et tapait sur l’épaule d’un Français en lui disant avec tendresse