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les uns en France pour s’y marier, et de les transformer, au retour, en propriétaires et en laboureurs, tandis qu’à côté d’eux leurs camarades restaient attachés au service militaire. Un tel état de choses leur paraissait contraire au maintien du bon ordre et à l’exacte discipline de l’armée.

Plusieurs membres se sont attachés à faire ressortir les difficultés, à montrer les obscurités, et à signaler les nombreuses lacunes qui se rencontrent dans le projet.

Trouver un très-grand nombre de soldats qui consentent à aller passer six mois en France, à la condition de s’y marier, cela est très-facile, sans doute ; mais comment les obliger à se conformer à une condition semblable ? Comment, d’ailleurs, dans un si court espace, faire choix d’une compagne ? Qu’attendre de moral et de bon d’une union contractée ainsi à la hâte, par ordre, uniquement et en vue d’un avantage matériel ? Quelle sera la condition de la femme du colon militaire, en cas de mort de celui-ci ? Si on lui enlève la concession, que fera-t-elle ? Si on la lui laisse, comment le but de la loi, qui est de créer une population virile et guerrière, sera-t-il atteint ? Le projet n’en dit rien. Beaucoup d’autres critiques de détail ont encore été adressées au projet de loi. Nous n’en entretiendrons pas la Chambre ; ce sont des considérations plus générales qui paraissent avoir surtout déterminé la majorité de la Commission.

Elle a recherché d’abord quelle était exactement la portée et le caractère de la mesure qu’on propose.

Que veut ou plutôt que fait en réalité le projet ? Doit-il réellement placer en avant de la population civile une population militaire, pourvue de la force d’organisation, de la puissance de résistance, de la vigueur d’action que donnent la discipline et la hiérarchie d’une armée ? Un tel but aurait de l’utilité et de la grandeur ; il légitimerait de grands sacrifices. C’est l’idée que les empereurs d’Allemagne ont réalisée dans la Croatie, et l’empereur Alexandre dans la Crimée. C’est l’idée que paraît avoir conçue, dans le principe, M. le maréchal Bugeaud lui-même. Cette idée est-elle applicable à des Français ? Évidemment non. Personne, aujourd’hui, ne l’oserait dire. Une fois que le soldat a rempli la durée de son engagement militaire, nul ne peut le forcer à vivre sous une loi exceptionnelle, dont les gênes lui seraient insupportables. On n’a pas le droit de l’y