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général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice.

Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en France pour le bien-être des citoyens.

Retournons maintenant le tableau, et voyons le revers. Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été arrachées dos mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant on ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus, ou des factions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. Non-seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires ; mais, ce qui est pire, on hisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui y habitent, sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d’après une règle qu’on ignore encore. La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles[1] dispersé les

  1. M. le général Bedeau, dans un excellent Mémoire que M. le ministre de la guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître