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sentir. Il n’en saurait plus être de même de nos jours. Le dix-huitième siècle et la Révolution française ne nous avaient pas préparés à subir avec moralité et avec honneur le despotisme. Les hommes étaient devenus trop indépendants, trop irrespectueux, trop sceptiques pour croire sincèrement aux droits du pouvoir absolu. Ils n’eussent vu en lui qu’un secours déshonnête contre l’anarchie dont ils n’avaient pas le courage de se défendre eux-mêmes, un appui honteux accordé aux vices et aux faiblesses du temps. Ils l’auraient jugé tout à la fois nécessaire et illégitime, et, pliant sous ses lois, ils se seraient méprisés eux-mêmes en le méprisant.

Le gouvernement absolu d’ailleurs aurait été doué d’une efficacité spéciale et malfaisante pour nourrir et développer tous les mauvais instincts qui pouvaient se rencontrer dans la société nouvelle ; il se serait appuyé sur eux et les aurait accrus sans mesure.

La diffusion des lumières et la division des biens avaient rendu chacun de nous indépendant et isolé de tous les autres. Il ne nous restait plus désormais, pour unir momentanément nos esprits et rapprocher de temps en temps nos volontés, que le seul intérêt des affaires publiques. Le pouvoir absolu nous eut ôté cette occasion unique de penser ensemble et d’agir en commun ; et il aurait fini par nous cloîtrer dans cet individualisme étroit où nous ne sommes déjà que trop enclins à nous renfermer nous-mêmes.

Qui peut prévoir d’ailleurs ce qu’il serait advenu de l’esprit humain, si, en même temps qu’on cessait de lui