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phénomène le plus extraordinaire qui eût paru depuis bien des siècles dans le monde, il était aussi grand qu’un homme puisse l’être sans la vertu.

La singularité de son génie justifiait et légitimait en quelque sorte aux yeux de ses contemporains leur extrême dépendance ; le héros cachait le despote ; et il était permis de croire qu’en lui obéissant, on se soumettait moins à son pouvoir qu’à lui-même. Mais après que Napoléon eut cessé d’éclairer et de vivifier ce monde nouveau qu’il avait créé, il ne serait resté de lui que son despotisme, le despotisme le plus perfectionné qui eût jamais pesé sur la nation la moins préparée à conserver sa dignité dans la servitude.

L’empereur avait exécuté sans peine une entreprise inouïe ; il avait rebâti tout l’édifice social en même temps et sur un plan unique, pour y loger commodément le pouvoir absolu.

Les législateurs qui ont formé les sociétés naissantes, n’avaient pas été eux-mêmes assez civilisés pour concevoir l’idée d’une pareille œuvre, et ceux qui étaient venus quand déjà les sociétés vieillissaient, n’avaient pu l’exécuter ; ils avaient trouvé dans les débris des institutions anciennes d’insurmontables obstacles. Napoléon possédait les lumières du dix-neuvième siècle, et il avait à agir sur une nation presque aussi dépourvue de lois, de coutumes et de mœurs fixes, que si elle n’eût fait que de naître. Cela lui permit de fabriquer le despotisme d’une façon bien plus rationnelle et plus savante qu’on n’avait osé l’entreprendre avant lui. Après avoir promul-