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considérer la société comme un tyran implacable dont il n’attend que l’occasion de se venger. La solitude a enfin pour résultat presque assuré de troubler la raison, et, au bout d’un certain temps, d’attaquer le principe même de la vie. Elle est surtout de nature à produire tous ces effets chez les peuples où les besoins de la sociabilité sont aussi prononcés que parmi nous.

Quant à la portion de l’argument qui est spéciale à une race d’hommes plutôt qu’à une autre, elle ne s’appuie sur le résultat d’aucune expérience.

Des individus appartenants des nations très-diverses ont été renfermés dans le pénitencier de Philadelphie. On n’a point vu que ces hommes fussent autrement affectés par le régime que les Américains. Même observation a été faite dans les prisons du système d’Auburn, où le silence est maintenu par la force. Il a été remarqué, au contraire, dans ces différentes prisons, que les hommes qui se soumettaient le plus résolument à leur sort, une fois qu’ils le jugeaient inévitable, et qui, par conséquent, en souffriraient le moins, étaient les Français. Il semble, en effet, que cette facilité à supporter les maux inséparables d’une condition nouvelle soit un des traits du caractère national. On le retrouve dans nos prisons comme ailleurs. Il n’y a presque personne qui ne fût tenté de croire, au moment où la cantine, le vin et le tabac furent supprimés dans les maisons centrales et le silence ordonné, que l’ordre de la maison ne tarderait pas à être violemment troublé. Aujourd’hui, toutes nos maisons centrales sont soumises à ce régime. Laissons donc de côté cet argument spécial pour revenir aux raisons plus générales et plus fortes qui ont été données. Il est sans doute bon d’apprendre aux hommes à faire usage de leur volonté pour vaincre leurs mauvais penchants. Mais c’est une grande question de savoir si l’habitude que prend un détenu de résister à ses passions, non par amour du bien, mais par la crainte toute matérielle que lui cause à chaque instant le fouet, le cachot ou la faim, dont le menacent des geôliers auxquels il ne peut échapper ; c’est une grande question, disons-nous, de savoir si une pareille habitude est fort utile à la réforme. Ce qui porterait à en douter, c’est une remarque que tous les directeurs de prison ont faite, et qui se trouve consignée dans les réponses de plusieurs des chefs de nos maisons centrales ; savoir que les détenus qui se con--