Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 9.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Alors commença entre nos idées et nos mœurs cette étrange lutte, qui dure encore, et qui même devient de nos jours plus vive et plus obstinée.

Tandis que chaque citoyen, enorgueilli de ses lumières, fier de sa raison émancipée, indépendant de ses pareils, semblait de plus en plus se mettre à l’écart, et ne considérant dans l’univers que lui-même, s’efforçait à chaque instant de faire prévaloir son intérêt particulier sur l’intérêt général, on voyait poindre et se répandre de tous côtés une multitude de sectes diverses, qui toutes contestaient aux particuliers l’usage de plusieurs des droits qui leur avaient été reconnus depuis l’origine des sociétés. Les unes voulaient détruire la propriété, les autres abolir l’hérédité ou dissoudre la famille. Toutes tendaient à soumettre incessamment l’emploi de toutes les facultés individuelles à la direction du pouvoir social, et à faire de chaque citoyen moins qu’un homme.

Et ce ne sont pas de rares génies qui, remontant avec effort le courant des idées contemporaines, parvenaient enfin jusqu’à ces nouveautés singulières. Elles se trouvaient si bien sur le grand chemin du public, que les esprits les plus vulgaires et les intelligences les plus boiteuses ne manquaient guère de les rencontrer à leur tour et de s’en saisir.

Ainsi, chose bizarre ! tandis que chaque particulier, s’exagérant sa valeur et son indépendance, tendait vers l’individualisme, l’esprit public se dirigeait de plus en plus, d’une manière générale et abstraite, vers une sorte de panthéisme politique qui, retirant à l’individu jus-