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Il y a plusieurs manières de repousser l’émancipation. On peut maintenir hautement l’esclavage, comme l’avaient fait Napoléon et la Restauration. Mais cela n’est pas facile dans le temps de liberté démocratique où nous vivons, quand on représente une révolution qui a été faite tout entière au nom de l’égalité, et dont ce glorieux principe fait le symbole et la force.

Sans maintenir l’esclavage, on peut du moins ne pas s’occuper de le détruire. Comme il est impossible d’émanciper les nègres sans que le gouvernement ne se mette à la tête de l’entreprise, pour rendre tous les efforts des abolitionistes inutiles, il n’a pas besoin de résister, il lui suffit de s’abstenir. C’est la politique qu’on suit depuis dix ans.

Un dernier expédient consiste à prôner l’émancipation, mais à en exagérer tellement les périls, les incertitudes et les frais devant les chambres, que l’obstacle vienne d’elles. De cette manière, on garde l’honneur de ses principes sans mettre en péril son pouvoir, et l’on reste à la fois, chose difficile, libéral et ministre. Il est à craindre que ce ne soit là la méthode que se propose de suivre le ministère : quelques mots prononcés à la fin de la session dernière semblent l’indiquer. Interpellé sur les intentions du gouvernement, M. Guizot protesta d’abord de son dévouement pour la grande cause de l’abolition ; puis il étala complaisamment devant l’assemblée, en les exagérant immensément, les difficultés et les frais de la mesure. Il ne craignit pas, entre autres, d’annoncer officiellement que l’émancipation coûterait au Trésor public plus de 250 millions, ce qui fit naître, comme il était facile de s’y attendre, les exclamations improbatives de la chambre.

Or, dans ce moment même, M. Guizot avait sous les yeux le rapport de M. le duc de Broglie, rapport qui montre jusqu’à l’évidence que 6 millions de rente, au capital de 150 millions, représentent, à très-peu de chose près, le chiffre total de la dépense. Que signifient donc de semblables paroles ? Doit-on les attribuer à l’ignorance ? Mais comment admettre l’ignorance du gouvernement dans une affaire si grande et si connue ? Voulait-on indisposer par avance l’opinion publique et susciter des résistances salutaires ? C’est ce que la session prochaine fera bien voir.

Si le ministère, montrant que nos soupçons étaient injustes, entre franchement dans l’émancipation, le devoir de l’opposition est de