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de posséder de la terre est non-seulement de toutes les mesures exceptionnelles auxquelles on peut avoir recours la plus efficace, mais aussi en réalité la moins oppressive.

Ce n’est point par une conséquence naturelle et nécessaire de la liberté que les nègres des colonies peuvent ainsi passer tout à coup de l’état d’esclaves à celui de propriétaires fonciers : c’est par suite d’une circonstance très-extraordinaire, le voisinage de terrains fertiles qui appartiennent pour ainsi dire au premier occupant. Rien de semblable ne s’est jamais vu dans nos sociétés civilisées.

Malgré tous les efforts que nous avons faits en France pour mettre la propriété immobilière à la portée des classes travaillantes, la terre est demeurée si chère que ce n’est qu’avec beaucoup d’efforts que l’ouvrier peut en acquérir quelque partie. Il n’y arrive qu’à la longue et après s’être enricbi par son industrie. Chez toutes les autres nations européennes, il est presque sans exemple qu’un ouvrier devienne propriétaire foncier. Pour lui, le sol est en quelque sorte hors du commerce.

En interdisant momentanément aux nègres la possession de la terre, que fait-on donc ? On les place artificiellement dans la position où se trouve naturellement le travailleur d’Europe.

Assurément il n’y a pas là de tyrannie, et l’homme auquel on n’impose que cette gêne au sortir de l’esclavage ne semble pas avoir droit de se plaindre.




SIXIÈME ET DERNIER ARTICLE[1]


Quelque respectable que soit la position des noirs, quelque sainte que doive être à nos yeux leur infortune, qui est notre ouvrage, il serait injuste et imprudent de ne se préoccuper que d’eux seuls. La France ne saurait oublier ceux de ses enfants qui habitent les colonies ni perdre de vue sa grandeur, qui veut que les colonies progressent.

Si les nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des nègres. Les

  1. 15 décembre 1843.