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On comprend que toutes ces dispositions sont transitoires : elles ne sont faites que pour faciliter aux colonies le passage d’un état social à un autre et empêcher que, dans les premiers moments, il ne se fasse un déclassement rapide des travailleurs, et, par suite, une perturbation industrielle aussi préjudiciable, on ne saurait trop le redire, à la race noire qu’à la race blanche.

Quand les nègres, après avoir adopté une résidence fixe, auront embrassé définitivement une profession et en auront contracté les habitudes ; dès que l’usage aura indiqué de certaines limites aux salaires, les dernières traces de la servitude pourront disparaître. La commission estime que cet état transitoire pourra cesser au bout de cinq ans.

Les chambres auront à examiner si, au lieu de recourir à cet ensemble de mesures exceptionnelles, ou ne pourrait pas se borner, d’une part, à faire exécuter à la rigueur les lois existantes contre le vagabondage et, de l’autre, à interdire aux nègres, pendant un certain nombre d’années, l’achat ou l’occupation des terres. Cela paraît plus simple, plus net et peut-être aussi efficace.

C’est principalement la possession et la culture de la terre qui, dans les colonies anglaises, ont fait sortir les noirs des sucreries. Les mêmes causes amèneraient infailliblement dans les nôtres les mêmes effets.

Sur 263,000 hectares que contiennent la Martinique et la Guadeloupe, il y en a 180,000 non cultivés.

La Guyane, qui a 125 lieues de long sur près de 200 de profondeur, n’a pas 12,000 hectares en culture. Il n’y a donc pas de nègre qui, dans ces colonies, ne puisse se procurer de la terre et qui ne s’en procure si on lui laisse la liberté de le faire. Car, tant que la trace de l’esclavage ne sera pas effacée, les noirs auront naturellement peu de penchant à travailler pour le compte d’un maître. Ils préféreront vivre indépendants sur leur petit domaine, alors même qu’ils retireraient ainsi de leur travail une moindre aisance. Si, au contraire, les nègres émancipés, ne pouvant ni demeurer en vagabondage, ni se procurer un petit domaine, en étaient réduits pour vivre à louer leurs services, il est très-vraisemblable que la plupart d’entre eux resteraient dans les sucreries et que les frais d’exploitation de ces établissements ne s’élèveraient pas outre mesure.

Qu’on y regarde de près, l’on verra que l’interdiction temporaire