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rive en France depuis que la révolution a mis la propriété fonucière à la portée du peuple. Partout où l’ouvrier de nos campagnes est ainsi parvenu à se rendre propriétaire, il travaille d’ordinaire la moitié de l’année au moins pour son propre compte ; il ne loue ses services que de loin en loin et ne consent à les louer que moyennant un fort salaire. Ainsi fait le nègre émancipé. La seule diflérence est qu’en France le prix des terres étant élevé, les ouvriers ne peuvent devenir propriétaires que graduellement, tandis que dans les colonies les terres étant à vil prix, la plupart des noirs ont pu s’en procurer sur-le-champ.

En France, le changement s’est fait lentement, et la richesse nationale s’en est fort accrue ; mais aux colonies, où il s’opère brusquement, il ne peut manquer de porter un coup fatal à l’industrie des sucres. Or, l’industrie des sucres étant encore le premier agent de la production, l’emploi nécessaire des grands capitaux et Ja source presque unique des échanges, on ne peut la ruiner sans amener une crise générale qui, après avoir atteint d’abord les blancs, s’étendra nécessairement à toutes les autres classes.

Le gouvernement anglais aurait donc dû refuser, au moins pour quelque temps, aux nègres le droit d’acquérir des terres ; mais il n’a eu une idée très-claire du péril que quand il n’était plus temps de le conjurer. Au sortir de l’esclavage, une pareille restriction à la liberté eût été acceptée sans murmures par la population noire ; plus tard, il eût été imprudent de l’imposer. Les Anglais cependant n’ont pas perdu courage ; ce même peuple, auquel on attribue tant d’indifférence pour le sort de ses colonies à sucre, a fait et fait encore des efforts gigantesques pour réparer les suites fâcheuses de son erreur. Il va demander à l’Afrique, à l’Inde, à l’Europe, aux îles Açores, les bras qui lui manquent. Tous les esclaves que ses croisières arrêtent en si grand nombre sur les mers ne sont point ramenés au lieu d’où ils viennent : on les transporte comme ouvriers libres dans les colonies émancipées. Ce sont les Anglais qui profitent le plus aujourd’hui de la traite, qu’ils répriment, et peut-être faut-il attribuer à cette considération le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’emparer des vaisseaux négriers, et l’apathie singulière qu’ils montrent dès qu’on leur propose de prendre des moyens efficaces pour supprimer les marchés mêmes où les nègres se vendent.