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qui viennent d’être montrés ; mais ils soutiennent encore que si l’émancipation n’a pas été aussi fatale à la tranquillité des colonies, au commerce de la métropole et à la civilisation des noirs qu’on aurait pu le croire, elle n’a pas été et elle ne sera pas moins désastreuse pour les colons qu’on ne l’avait craint.

Il est bien vrai qu’un assez grand nombre de nègres ont entièrement quitté, depuis qu’ils sont libres, les travaux des sucreries qui, dans les colonies anglaises comme dans les nôtres, forment la grande industrie.

Parmi ceux qui sont restés dans les ateliers, beaucoup ont peu travaillé ou ont exigé des salaires fort exagérés. Ce mal est constant. Mais quelle est son étendue précise ? Est-il aussi grand qu’on l’avait prévu on tel qu’on le représente ? Ici ce sont encore des chiffres qui répondront.

De 1830 à 1834, période d’esclavage, les colonies ont produit 900,237,180 kilog. de sucre, qui ont été vendus 578,536,395 fr. De 1838 à 1841, période de liberté complète, les colonies ont produit 666,375,077 kilog., qui ont été vendus 659,570,649 fr.

Ainsi, dans la seconde période, la production réelle a diminué d’un quart.

Quoique, par suite de renchérissement du sucre sur le marché de la Grande-Bretagne, les colons aient, en définitive, comme on vient de le voir, reçu plus d’argent depuis que l’esclavage est aboli qu’avant cette époque, il est incontestable que leur position a été bien moins bonne, car les salaires aux colonies se sont plus élevés comparativement que le prix du sucre dans la métropole, et conséquemment, en vendant plus cher, les colons ont fait en réalité de moins bonnes affaires. Plusieurs même se sont ruinés, presque tous éprouvent une gêne plus ou moins grande.

En résumé, point de désordres, progression rapide de la population noire vers les bonnes mœurs, les lumières et l’aisance, accroissement d’un tiers dans les exportations de la métropole aux colonies, diminution d’un quart dans la production du sucre, élévation notable du prix de cette denrée sur les marchés de la métropole, accroissement excessif des salaires, et, par suite, gêne des colons et ruine de quelques-uns, tels sont, jusqu’à ce jour, les résultats bons et mauvais que l’émancipation a produits, ainsi qu’ils ressortent des faits prouvés et des chiffres officiels.