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Autre fait incontestable : dès que les nègres ont senti l’aiguillon de la liberté, ils se sont en quelque sorte précipités dans les écoles. On jugera de l’ardeur vraiment incroyable qu’ils mettent à s’instruire, quand on saura qu’aujourd’hui on compte dans les colonies anglaises une école par six cents âmes. Un individu sur neuf la fréquente ; c’est plus qu’en France. En même temps que l’esprit s’éclaire, les habitudes deviennent plus régulières : ceci est mis en évidence par un fait également irrécusable.

On sait quel désordre de mœurs, approchant de la promiscuité, existe parmi les nègres de nos colonies. L’institution du mariage y est, pour ainsi dire, inconnue, ce qui n’a rien de surprenant, car on voit, en y réfléchissant, que cette institution est incompatible avec l’esclavage. Les mariages étaient aussi extrêmement rares parmi les nègres des colonies anglaises ; ils s’y multiplient avec une grande rapidité depuis que la liberté a été donnée. Dès 1835, on célébrait à la Jamaïque mille cinq cent quatre-vingt-deux mariages ; mille neuf cent soixante-deux, en 1836 ; trois mille deux cent quinze, en 1837, et en 1838, dernière année connue, trois mille huit cent quatre-vingt-un.

Avec les lumières et la régularité des mœurs devaient arriver le goût du bien-être et le désir d’améliorer sa condition. De même que les colons avaient prédit que les esclaves émancipés se livreraient à toutes sortes de violences, ils avaient assuré qu’ils retourneraient vers la barbarie. Les nègres, au contraire, une fois libres, n’ont pas tardé à faire voir tous les goûts et à acquérir tous les besoins des peuples les plus civilisés. Avant l’émancipation, les produits de la Grande-Bretagne, exportés dans ses colonies à esclaves, ne dépassaient pas 75 millions de francs ; ce chiffre s’est successivement accru, et, en 1840, il dépassait la somme de 100 millions. Ainsi il s’était augmenté de près du tiers en dix ans. De pareils chiffres ne permettent point de réplique.

Voilà les résultats incontestables de l’émancipation, quant aux noirs. On doit reconnaître que ses effets, sous d’autres rapports, ont été beaucoup moins satisfaisants. Mais ici encore, il faut se hâter de sortir du nuage des allégations contradictoires pour se placer sur le terrain solide des faits constatés.

La plupart des adversaires de l’émancipation anglaise eux-mêmes reconnaissent maintenant que cette mesure a amené les résultats