et souvent fort opposée, les hommes peuvent apprécier le même fait, non pas les hommes qui sont nés longtemps après qu’il a eu lieu, mais les contemporains sous les yeux desquels il s’est passé. Cette diversité vraiment prodigieuse s’excuse cependant et s’explique ici, si l’on songe d’une part aux intérêts personnels et aux passions de parti qui animaient la plupart des témoins et surtout à l’immensité de la révolution dont ils rendaient compte. Une pareille transformation sociale, se poursuivant en même temps dans dix-neuf contrées différentes, devait nécessairement, suivant le moment et le lieu où on l’étudiait, présenter des aspects fort différents, souvent fort contraires, et ceux qui en ont parlé ont pu dire des choses tout à la fois très-contradictoires et très-vraies.
Ce serait mener nos lecteurs dans un labyrinthe que de les obliger à parcourir ces dépositions opposées : il est plus court et plus efficace de ne s’attacher qu’aux faits, en choisissant parmi ceux qui sont incontestables et de les leur montrer.
Les colons assuraient qu’aussitôt que les nègres seraient mis en liberté, ils se livreraient aux excès les plus condamnables. Ils prédisaient des scènes de désordre, de pillage et de massacres. C’est également là le langage que tenaient les planteurs de nos colonies.
Voyons les faits : jusqu’à ce moment, l’abolition de l’esclavage dans les dix-neuf colonies anglaises n’a pas donné lieu à une seule insurrection ; elle n’a pas coûté la vie à un seul homme, et cependant, dans les colonies anglaises, les nègres sont douze fois plus nombreux que les blancs. Comme le remarque avec justice le rapport de la commission des affaires coloniales, cet appel de huit cent mille esclaves à la liberté, le même jour et à la même heure, n’a pas causé, en dix ans, la dixième partie des troubles que cause d’ordinaire chez les nations les plus civilisées de l’Europe la moindre question politique qui agite tant soit peu les esprits ; que n’en a causé, par exemple, en France, la simple question du recensement.
Non-seulement il n’y a pas eu de crimes contre la société, mais les crimes contre les particuliers, les crimes ordinaires n’ont point augmenté ou n’ont augmenté que dans une proportion insensible, et par conséquent on peut dire qu’ils ont diminué, car un grand nombre des fautes qui ont été punies par le magistrat depuis l’abolition de l’esclavage, auraient été réprimées dans la maison du maître, du temps de la servitude, sans qu’on en sût rien.