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Démérari, dont le territoire était pour ainsi dire sans bornes et dont les richesses et les produits croissaient depuis quelques années d’une manière prodigieuse. Ce sont ces admirables possessions que l’Angleterre aurait sacrifiées afin d’arriver indirectement à détruire la production du sucre dans tous les pays où on le cultive par des mains esclaves, et de la concentrer dans l’Inde où elle peut l’obtenir à bas prix sans avoir recours à l’esclavage. Ceci eût été moins difficile à concevoir si, d’une part, l’Inde eût déjà été un pays de grande production et, de l’autre, si le sucre n’eût pas déjà été cultivé ailleurs et avec plus de succès par des mains libres. Mais à l’époque où l’abolition a été prononcée, l’Inde ne produisait encore annuellement que quatre millions de kilogrammes de sucre, et les Hollandais avaient déjà créé à Java cette belle colonie qui, dès son début, envoya sur les marchés de l’Europe soixante millions de kilogrammes. Ainsi, après avoir détruit la concurrence du travail esclave dans une hémisphère, les Anglais se seraient trouvés immédiatement aux prises dans l’autre avec la concurrence du travail libre. Pour atteindre un tel résultat, ce peuple, si éclairé sur ses intérêts, aurait non seulement conduit ses plus belles possessions à la ruine, mais encore il se serait imposé à lui-même, entre autres sacrifices, l’obligation de payer cinq cents millions d’indemnité à ses colons ! L’absurdité de pareilles combinaisons est trop évidente pour qu’il soit besoin de la démontrer.

La vérité est que l’émancipation des esclaves a été, comme la réforme parlementaire, l’œuvre de la nation et non celle des gouvernants. Il faut y voir le produit d’une passion et non le résultat d’un calcul. Le gouvernement anglais a lutté tant qu’il l’a pu contre l’adoption de la mesure. Il avait résisté quinze ans à l’abolition de la traite ; il a résisté vingt-cinq ans à l’abolition de l’esclavage. Lorsqu’il n’a pu l’empêcher, il a, du moins, voulu la retarder ; et, quand il a désespéré de la retarder, il a cherché à en amoindrir les conséquences, mais toujours en vain ; toujours le flot populaire l’a dominé et entraîné.

Il est bien certain qu’une fois l’émancipation résolue et accomplie, les hommes d’État d’Angleterre ont mis tout leur art à ce que les nations étrangères profitassent le moins possible de la révolution qu’ils venaient d’opérer dans les colonies. Assurément, ce n’est pas par pure philanthropie qu’ils ont déployé cette ardeur infatigable pour