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développement de cette immense entreprise ! De combien de craintes et d’espérances eussent été remplis tous les cœurs !

Cette œuvre hardie et singulière vient d’être entreprise et achevée devant nous. Nous avons vu, ce qui était absolument sans exemple dans l’histoire, la servitude abolie, non par l’effort désespéré de l’esclave, mais par la volonté éclairée du maître ; non pas graduellement, lentement, à travers ces transformations successives qui, par le servage de la glèbe, conduisaient insensiblement vers la liberté ; non par l’effet successif des mœurs modifiées par les croyances, mais complètement et en un instant, près d’un million d’hommes sont passés à la fois de l’extrême servitude à l’entière indépendance, ou, pour mieux dire, de la mort à la vie. Ce que le christianisme lui-même n’avait fait qu’en un grand nombre de siècles, peu d’années ont suffi pour l’accomplir. Ouvrez les annales de tous les peuples, et je doute que vous trouviez rien de plus extraordinaire ni de plus beau .

Un pareil spectacle doit-il être seulement pour nous un sujet d’étonnement, ou faut-il y puiser l’idée d’un exemple à suivre ? Devons-nous, comme les Anglais, chercher à abolir l’esclavage ? Faut-il employer les mêmes moyens qu’eux ? On ne saurait guère traiter aujourd’hui des questions plus importantes ni plus grandes. Ces questions sont grandes par elles-mêmes ; elles le paraîtront bien plus encore si on les compare à toutes celles que la politique du jour soulève.

La France possède deux cent cinquante mille esclaves. Les colons déclarent tous unanimement que l’affranchissement de ces esclaves est la perte des colonies, et ils poursuivent de leurs injurieuses clameurs tous les hommes qui expriment une opinion contraire ; ils n’épargnent pas même leurs amis les plus sincères. De pareilles colères ne doivent point surprendre : les colons sont dans une grande détresse, et leur irritation contre tout ce qu’ils se figurent de nature à aggraver leurs maux est assurément fort excusable. Les colons, d’ailleurs, forment une des aristocraties les plus exclusives qui aient existé dans le monde. Et quelle est l’aristocratie qui s’est jamais laissé dépouiller paisiblement de ses privilèges ? Si, en 1789, la noblesse française, qui ne se distinguait plus guère des autres classes éclairées de la nation que par des signes imaginaires, a obstinément refusé d’ouvrir à celles-ci ses rangs, et a mieux aimé se laisser arra-