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des maîtres. Les nègres devenaient entièrement libres au moment même où les griefs qu’ils pouvaient avoir contre les blancs venaient d’être exposés, et quelquefois exagérés, dans les assemblées politiques de la mère-patrie. Rien n’était préparé pour cette liberté nouvelle. Les instructions du gouvernement anglais n’arrivèrent, dans plusieurs des colonies, que plusieurs mois après que l’apprentissage eut été aboli[1]. Ce furent les autorités coloniales qui, livrées à elles-mêmes, prirent à la hâte les premières mesures nécessaires. Près d’un an s’est déjà écoulé depuis que cette grande et redoutable expérience a été faite. Le résultat de dix mois seulement est déjà connu.

Ce temps est trop court pour qu’il soit permis de porter un jugement assuré. Déjà, cependant, quelques vérités sont acquises.

Il est certain que, dans toutes les colonies anglaises, la liberté complète a été reçue, comme l’apprentissage, avec joie, mais sans désordre. Il est également certain que les nègres devenus libres n’ont nulle part fait voir le goût de la vie sauvage et errante qu’ils devaient, disait-on, manifester. Ils se sont, au contraire, montrés très-altachés aux lieux dans lesquels ils avaient vécu et aux habitudes de la civilisation qu’ils avaient déjà contractées. « Une chose remarquable, dit le capitaine Halley, dans un rapport déjà cité, à la date du 3 décembre 1838, c’est qu’à la Jamaïque (celle de toutes les colonies qui était la plus exposée), l’émancipation s’est opérée sans désordres et sans que la tranquillité de l’île ait été troublée. Les nègres n’ont pas manifesté l’intention de fuir la civilisation ni de se retirer dans l'intérieur ou dans les bois. Ils sont restés, en général, sur les habitations où ils vivaient. »

Quant à la nature et à la durée de leur travail, la commission a eu sous les yeux des documents si contraires, elle a vu se reproduire des assertions si opposées, qu’elle ne peut s’arrêter dans une entière certitude[2]. Voici pourtant le spectacle spécial

  1. La liberté avait été donnée le 1er août, et ce ne fut que dans le mois de septembre qu’on transmit aux colonies dépendantes de la couronne les ordres du Conseil destinés à régler l’état des pauvres, à organiser la police, à réprimer le vagabondage, à fixer les rapports entre l’ouvrier et le maître. Voyez Parliamenlary papers publiés en 1839, p. 4 et suiv.
  2. On voit, il vrai, par les rapports officiels, qu’en 1838 la récolte du sucre a été plus abondante qu’en 1836 et 1837. Elle avait été de 4,699,695 cwts en 1836, de 3,844,863 en 1837, et de 4,124,162