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faires et se préoccupait d’infiniment moins de soins que dans les contrées où l’esclavage est inconnu.

L’autorité n’a pas besoin d’y réprimer le vagabondage et la paresse, puisque l’ouvrier est retenu dans un certain lieu et tenu au travail. La société n’y pourvoit pas aux nécessités des enfants, des vieillards et des malades : ces charges sont attachées à la propriété servile. La plupart des lois de police sont inutiles ; la discipline du maître en tient lieu. Dans les pays à esclaves, le maître est le premier magistrat, et quand l'État a établi, maintenu et réglé l’usage de la servitude, la plus grande partie de sa tâche est remplie.

La législation d’un pays à esclaves n’a pas prévu l’existence d’un grand nombre d’hommes libres et en même temps pauvres et dépravés. Elle n’a rien préparé pour subvenir à leurs besoins, pour réprimer leurs désordres et corriger leurs vices.

L’affranchi y abuse donc aisément de son indépendance pour y mener une vie oisive et vagabonde. Ce mal est d’abord peu sensible, mais il s’accroît à mesure que le nombre des affranchissements augmente, jusqu’à ce qu’on se trouve enfin tout à coup, sans l’avoir prévu, en face de toute une population ignorante, misérable et désordonnée, dans le sein de laquelle on ne rencontre que les vices des hommes libres, et qu’il est désormais impossible de moraliser et de conduire.

2° Le système de l'émancipation graduelle, qui rend plus difficile au pouvoir social la tâche de forcer l’affranchi au travail, a de plus cet effet qu’il écarte l'affranchi de vouloir travailler. Tous ceux qui ont parcouru les pays à esclaves se sont aperçus que l’idée du travail y était indissolublement liée à l’idée de la servitude. On n’y évite pas seulement le travail comme un effort pénible, on le fuit comme un déshonneur. Et l’expérience apprend que presque partout où il y a des esclaves qui travaillent, les hommes libres restent oisifs.

Tant que l’émancipation graduelle n’est pas terminée (et son opération doit être lente, pour qu’elle puisse remplir l’objet de ceux qui la préfèrent à l’émancipation simultanée), une partie de la population noire demeure attachée au travail forcé ; le travail reste le cachet de l’esclavage, et chaque nègre, en arrivant à la liberté, est naturellement conduit à considérer l’oisiveté tout à la fois comme le plus doux et le plus glorieux privilège de son nouvel état. L’émancipation graduelle a donc pour résultat nécessaire de livrer succes-