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La Commission n’a pas non plus à établir que la servitude peut et doit avoir un jour un terme. C’est aujourd’hui une vérité universellement reconnue, et que ne nient point les possesseurs d’esclaves eux-mêmes.

La question qui nous occupe est donc sortie de la sphère des théories pour entrer enfin dans le champ de la politique pratique. Il ne s’agit point de savoir si l’esclavage est mauvais et s’il doit finir, mais quand et comment il convient qu’il cesse.

Ceux qui, tout en admettant que l’esclavage ne peut durer toujours, désirent reculer l’époque où l’émancipation doit avoir lieu, disent qu’avant de briser les fers des nègres il faut les préparer à l’indépendance. « Aujourd’hui, le noir échappe presque entièrement aux liens salutaires du mariage ; il est dissolu, paresseux, imprévoyant ; sous plus d’un rapport, il ressemble à un enfant dépravé plus qu’à un homme. Les vérités du christianisme lui sont presque inconnues, et il ne sait de la morale évangélique que le nom.

« Éclairez sa religion, régularisez ses mœurs, constituez pour lui la famille, étendez et fortifiez son intelligence, de manière à ce qu’il conçoive l’idée et qu’il acquière la prévoyance de l’avenir : après que vous aurez accompli toutes ces choses, vous pourrez sans crainte le rendre libre. »

Cela est vrai ; mais si toutes ces préparations ne peuvent se faire dans l’esclavage, exiger qu’elles aient été faites avant que la servitude finisse, n’est-ce pas, en d’autres termes, déclarer qu’elle ne doit jamais finir ? Vouloir donner à un esclave les opinions, les habitudes et les mœurs d’un homme libre, c’est le condamner à rester toujours esclave. Parce que nous l’avons rendu indigne de la liberté, pouvons-nous lui refuser éternellement, à lui et à ses descendants, le droit d’en jouir ?

Il est vrai que l’union conjugale est presque ignorée parmi les esclaves de nos colonies[1]. Il est vrai aussi que nos institutions coloniales n’ont point favorisé, autant qu’elles l’auraient dû, le mariage des noirs. Il faut dire cependant que, sur ce point, la volonté individuelle des maîtres a quelquefois essayé de faire ce que la loi ne fait pas. Mais les nègres ont, le plus souvent, échappé et échappent encore à cette influence salutaire.

  1. Voyez les statistiques du mariage, dans les documents imprimés par ordre du ministre de la marine.