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pente. Mais l’expérience fit bientôt voir que la position des pierres que formait la paroi de, la digue était réglée par une loi invariable que la nature appliquait elle même sans qu’on eût besoin de l’y aider. La mer ne tarda pas à bouleverser entièrement le talus que les ingénieurs avaient imaginé, et elle en substitua un autre d’une forme différente et moins uniforme. A partir de la surface des basses mers jusqu’à douze pieds au-dessous, elle changea l’inclinaison d’un pied sur trois en une inclinaison d’un pied sur dix. Au-dessous de douze pieds de la surface jusqu’au fond de l’eau, elle laissa, au contraire, le talus suivre la pente plus abrupte que les ingénieurs lui avaient donnée. On crut d’abord que ces effets avaient été produits par l’action capricieuse d’une tempête, et l’on s’attendait à voir une tempête suivante leur en substituer d’autres. Mais on se trompait. La mer continua invariablement à donner aux talus la même forme, et une fois qu’ils eurent atteint cette forme, elle n’y changea plus rien. La digue sous-marine devint fort stable et se couvrit de plantes et de coquillages, comme aurait pu le faire un rocher naturel. Du moment que cela fut bien connu, les ingénieurs n’eurent plus à s occuper de l’inclinaison qu’il convenait de donner à leur ouvrage. Ils se bornèrent à apporter les pierres sur le lieu où la digue devait s’élever, et à les jeter dans l’eau. La mer s’en emparait aussitôt ; elle les remuait d’abord de côté et d’autre, comme pour leur choisir elle-même leur place : et, après les y avoir solidement établies, elle les y laissait pour toujours en repos.

On marcha de cette manière jusqu’à la fin de 1790. A cette époque, la digne, fondée sur une longueur de mille neuf cents toises, s’élevait presque partout un peu au-dessus du niveau de la basse mer. Elle avait déjà coûté vingt-cinq millions cinq cent trente-six mille deux cent vingt-sept francs’. [1]

  1. Ce chiffre est extrait d’un relevé général fait avec soin sur la fin de l’an XII, et dont la minute existe à Cherbourg. On y voit qu’on a mis à la charge un de la digue un assez grand nombre de dépenses qui ne s’y rappor-