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rance d’un joueur qui ne risque que son gain. Le même homme, nous a-t-on dit souvent, a quelquefois essayé de dix états. On l’a vu successivement marchand, homme de loi, médecin, ministre évangélique ; il a habité vingt lieux différents, et n’a trouvé nulle part de liens qui le retinssent. En un mot, l’homme ici n’a pas d’habitudes, et le spectacle qu’il a sous les yeux l’empêche d’en prendre : 1° beaucoup sont venus d’Europe et y ont laissé leurs coutumes ; 2° ceux mêmes qui sont établis depuis plus longtemps dans le pays ont conservé cette différence d’habitudes. Il n’y a pas encore de mœurs américaines. Chacun prend de l’association ce qui lui convient, et reste dans son originalité... et comment n’en serait-il pas ainsi ? Ici les lois varient sans cesse ; les magistrats se succèdent ; les systèmes d’administration varient ; la nature elle-même change plus rapidement que l’homme. Par une interversion singulière de l’ordre ordinaire des choses, c’est elle qui paraît mobile, et l’homme immuable...

Le même homme a pu donner son nom à un désert que nul n’avait traversé avant lui ; il a pu voir renverser le premier arbre de la forêt, élever au milieu de la solitude la maison du planteur, autour de laquelle s’est d’abord groupé un hameau, et qu’entoure aujourd’hui une vaste cité. Dans le court espace qui sépare la mort de la naissance, il a assisté à tous ces changements. Dans sa jeunesse, il a habité parmi des nations qui ne sont plus ; depuis qu’il vit, des fleuves ont changé ou diminué leur cours ; le climat même est autre qu’il ne l’a