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un corps aristocratique ; mais on aurait eu tort de dire qu’elle formait à elle seule l’aristocratie du pays ; car à côté d’elle se trouvaient placées des classes aussi éclairées, aussi riches et presque aussi influentes qu’elle. La noblesse française était donc à l’aristocratie d’Angleterre telle qu’elle existe de nos jours, ce que l’espèce est au genre ; elle formait une caste, et non une aristocratie. En cela elle ressemblait à toutes les noblesses du continent. Ce n’est pas qu’en France on ne pût être fait noble en achetant certaines charges ou par un effet de la volonté du prince ; mais l’ennoblissement qui faisait sortir un homme des rangs du tiers état, ne l’introduisait pas, à vrai dire, dans ceux de la noblesse. Le gentilhomme de nouvelle date s’arrêtait en quelque sorte sur la limite des deux ordres ; un peu au-dessus de l’un, mais plus bas que l’autre, il apercevait de loin la terre promise où ses fils seuls pourraient entrer. La naissance était donc en réalité, la seule source où se puisât la noblesse ; on naissait noble, on ne le devenait pas.

Environ vingt mille familles[1] répandues sur la surface du royaume composaient ce grand corps, ces familles reconnaissaient entre elles une sorte d’égalité

  1. Il résulte des travaux de MM. Moheau et de la Michodière, et de ceux du célèbre Lavoisier, qu’en 1791 le nombre des nobles et des ennoblis ne s’élevait qu’à 83,000 individus, dont 18,323 seulement étaient en état de porter les armes. La noblesse n’aurait alors formé que la trois centième partie de la population du royaume. Malgré l’autorité que le nom de Lavoisier prête à ces calculs, j’ai peine à croire à leur parfaite exactitude. Il me semble que le nombre des nobles a dû être plus grand. V. De la richesse territoriale du royaume de France, par Lavoisier, p. 10, 1791.