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QUINZE JOURS AU DÉSERT.

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moins connue que le courage, et qui tinrent longtemps la balance entre les deux plus grandes nations de l’Europe. On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet échantillon informe, ce rejeton égaré d’un arbre sauvage qui a crû dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l’erreur que nous venions de commettre nous-mêmes, et que nous eûmes l’occasion de reconnaître plus tard.

Le soir nous sortîmes de la ville, et, à peu de distance des dernières maisons, nous aperçûmes un Indien couché sur le bord de la route. C’était un jeune homme. Il était sans mouvement, et nous le crûmes mort. Quelques gémissements étouffés qui s’échappaient péniblement de sa poitrine nous firent connaître qu’il vivait encore et luttait contre une de ces dangereuses ivresses causées par l’eau-de-vie. Le soleil était déjà couché la terre devenait de plus en plus humide. Tout annonçait que ce malheureux rendrait là son dernier soupir, à moins qu’il ne fût secouru. C’était l’heure où les Indiens quittaient Buffalo pour regagner leur village ; de temps en temps un groupe d’entre eux venait à passer près de nous. Ils s’approchaient, retournaient brutalement le corps de leur compatriote pour le reconnaître et puis reprenaient leur marche sans tenir aucun compte de nos observations. La plupart de ces hommes eux-mêmes étaient ivres. Il vint enfin une jeune Indienne qui d’abord sembla s’approcher avec un certain intérêt. Je crus que c’était la femme ou la sœur du mourant. Elle le considéra attentivement, l’appela à haute voix par son nom, tâta