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à n’en faire qu’un arbitre entre des intérêts particuliers.

Le nombre de ces tribunaux spéciaux augmente sans cesse, et leurs attributions croissent. Le gouvernement échappe donc chaque jour davantage à l’obligation de faire sanctionner par un autre pouvoir ses volontés et ses droits. Ne pouvant se passer de juges, il veut, du moins, choisir lui-même ses juges et les tenir toujours dans sa main, c’est-à-dire que, entre lui et les particuliers, il place encore l’image de la justice, plutôt que la justice elle-même.

Ainsi, il ne suffit point à l’État d’attirer à lui toutes les affaires, il arrive encore, de plus en plus, à les décider toutes par lui-même sans contrôle et sans recours[1].

Il y a chez les nations modernes de l’Europe une grande cause qui, indépendamment de toutes celles que je viens d’indiquer, contribue sans cesse à étendre l’action du souverain ou à augmenter ses prérogatives : on n’y a pas assez pris garde. Cette cause est le développement de l’industrie, que les progrès de l’égalité favorisent.

L’industrie agglomère d’ordinaire une multitude

  1. On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu’il vient à naître un procès entre l’administration et un particulier, on refuse d’en soumettre l’examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n’était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêler de la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger et d’administrer tout à la fois.