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citoyen des démocraties des instincts fort contraires. Son indépendance le remplit de confiance et d’orgueil au sein de ses égaux, et sa débilité lui fait sentir, de temps en temps, le besoin d’un secours étranger qu’il ne peut attendre d’aucun d’eux, puisqu’ils sont tous impuissants et froids. Dans cette extrémité, il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. C’est vers lui que ses besoins et surtout ses désirs le ramènent sans cesse, et c’est lui qu’il finit par envisager comme le soutien unique et nécessaire de la faiblesse individuelle[1].

Ceci achève de faire comprendre ce qui se passe souvent chez les peuples démocratiques, où l’on voit les hommes qui supportent si malaisément des supérieurs, souffrir patiemment un maître, et se montrer tout à la fois fiers et serviles.

La haine que les hommes portent au privilège s’augmente

  1. Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, il est dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc bien difficile qu’à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu’il agit avec une pensée fixe et une volonté continue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours.
    Souvent il arrive que les citoyens travaillent pour lui sans le vouloir.
    Les siècles démocratiques sont des temps d’essais, d’innovations et d’aventures. Il s’y trouve toujours une multitude d’hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe général, que la puissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées ; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l’action