Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au commencement de la vie, il ne se présente guère d’occasions de le rompre ; car la fraternité les rapproche chaque jour sans les gêner.

Ce n’est donc point par les intérêts, c’est par la communauté des souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts, que la démocratie attache les frères les uns aux autres. Elle divise leur héritage, mais elle permet que leurs âmes se confondent.

La douceur de ces mœurs démocratiques est si grande, que les partisans de l’aristocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après l’avoir goûtée quelque temps, ils ne sont point tentés de retourner aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratique. Ils conserveraient volontiers les habitudes domestiques de la démocratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses lois. Mais ces choses se tiennent, et l’on ne saurait jouir des unes, sans souffrir les autres.

Ce que je viens de dire de l’amour filial et de la tendresse fraternelle, doit s’entendre de toutes les passions qui prennent spontanément leur source dans la nature elle-même.

Lorsqu’une certaine manière de penser ou de sentir est le produit d’un état particulier de l’humanité ; cet état venant à changer, il ne reste rien. C’est ainsi que la loi peut attacher très-étroitement deux citoyens l’un à l’autre ; la loi abolie, ils se séparent. Il n’y avait rien de plus serré que le nœud qui unissait le vassal au seigneur, dans le monde féodal. Maintenant, ces deux hommes ne se connaissent plus. La crainte, la reconnaissance et