Page:Tocqueville - Œuvres complètes, édition 1866, volume 3.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui sont toujours froids dans leurs manières, et souvent grossiers, ne se montrent presque jamais insensibles, et, s’ils ne se hâtent pas d’offrir des services, ils ne refusent point d’en rendre.

Tout ceci n’est point contraire à ce que j’ai dit ci-devant à propos de l’individualisme. Je vois même que ces choses s’accordent, loin de se combattre.

L’égalité des conditions, en même temps qu’elle fait sentir aux hommes leur indépendance, leur montre leur faiblesse ; ils sont libres, mais exposés à mille accidents, et l’expérience ne tarde pas à leur apprendre que, bien qu’ils n’aient pas un habituel besoin du secours d’autrui, il arrive presque toujours quelque moment où ils ne sauraient s’en passer.

Nous voyons tous les jours en Europe que les hommes d’une même profession s’entr’aident volontiers ; ils sont tous exposés aux mêmes maux ; cela suffit pour qu’ils cherchent mutuellement à s’en garantir, quelque durs ou égoïstes qu’ils soient d’ailleurs. Lors donc que l’un d’eux est en péril, et que, par un petit sacrifice passager ou un élan soudain, les autres peuvent l’y soustraire, ils ne manquent pas de le tenter. Ce n’est point qu’ils s’intéressent profondément à son sort ; car, si, par hasard, les efforts qu’ils font pour le secourir sont inutiles, ils l’oublient aussitôt, et retournent à eux-mêmes ; mais il s’est fait entre eux une sorte d’accord tacite et presque involontaire, d’après lequel chacun doit aux autres un appui momentané qu’à son tour il pourra réclamer lui-même.