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social devienne démocratique, le danger que je signale s’en augmente.

Quand chacun cherche sans cesse à changer de place, qu’une immense concurrence est ouverte à tous, que les richesses s’accumulent et se dissipent en peu d’instants au milieu du tumulte de la démocratie, l’idée d’une fortune subite et facile, de grands biens aisément acquis et perdus, l’image du hasard, sous toutes ses formes, se présente à l’esprit humain. L’instabilité de l’état social vient favoriser l’instabilité naturelle des désirs. Au milieu de ces fluctuations perpétuelles du sort, le présent grandit ; il cache l’avenir qui s’efface, et les hommes ne veulent songer qu’au lendemain.

Dans ces pays où, par un concours malheureux, l’irréligion et la démocratie se rencontrent, les philosophes et les gouvernants doivent s’attacher sans cesse à reculer aux yeux des hommes l’objet des actions humaines ; c’est leur grande affaire.

Il faut que se renfermant dans l’esprit de son siècle et de son pays, le moraliste apprenne à s’y défendre. Que chaque jour il s’efforce de montrer à ses contemporains, comment au milieu même du mouvement perpétuel qui les environne, il est plus facile qu’ils ne le supposent de concevoir et d’exécuter de longues entreprises. Qu’il leur fasse voir que, bien que l’humanité ait changé de face, les méthodes à l’aide desquelles les hommes peuvent se procurer la prospérité de ce monde sont restées les mêmes, et que, chez les peuples démocratiques, comme ailleurs, ce n’est qu’en résistant à mille