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rique, tandis que les plus misérables littératures modernes en fourmillent. Il semble que les historiens anciens ne faisaient pas assez usage de ces théories générales dont les nôtres sont toujours près d’abuser.

Ceux qui écrivent dans les siècles démocratiques ont une autre tendance plus dangereuse.

Lorsque la trace de l’action des individus sur les nations se perd, il arrive souvent qu’on voit le monde se remuer sans que le moteur se découvre. Comme il devient très difficile d’apercevoir et d’analyser les raisons qui, agissant séparément sur la volonté de chaque citoyen, finissent par produire le mouvement du peuple, on est tenté de croire que ce mouvement n’est pas volontaire, et que les sociétés obéissent sans le savoir à une force supérieure qui les domine.

Alors même que l’on croit découvrir sur la terre le fait général qui dirige la volonté particulière de tous les individus, cela ne sauve point la liberté humaine. Une cause assez vaste pour s’appliquer à la fois à des millions d’hommes, et assez forte pour les incliner tous ensemble du même côté, semble aisément irrésistible ; après avoir vu qu’on y cédait, on est bien près de croire qu’on ne pouvait y résister.

Les historiens qui vivent dans les temps démocratiques ne refusent donc pas seulement à quelques citoyens la puissance d’agir sur la destinée du peuple, ils ôtent encore aux peuples eux-mêmes, la faculté de modifier leur propre sort, et ils les soumettent soit à une providence inflexible, soit à une sorte de fatalité aveugle. Sui-